Illustration : Layloo (@mycrazycolouredmind)
Vendredi 13 novembre 2015, Paris. Une énorme migraine me fait annuler mes plans de sortie pour la soirée. Vers 21h, j’éteins mon cell et je vais me coucher. Moins d’une heure plus tard, de l’autre côté de la ville, dans le quartier où j’avais prévu aller prendre un verre ce soir-là, débutent les attentats.
J’ai appris la terrible nouvelle le lendemain matin, et j’ai passé la journée entière à me terrer à l’intérieur, terrorisée par les images diffusées en boucle aux nouvelles. J’ai trouvé le courage de sortir seulement vers la fin de l’après-midi. Je voulais pas aller loin là, juste au coin de la rue, pour voir par moi-même de quoi ça avait l’air dehors. Désert. Tranquille, trop tranquille. Étrangement silencieux. Jusqu’à ce que j’entende un scooter approcher et que je le vois se diriger vers moi. Peur panique immédiate. La suite s’est passée exactement comme dans les films : démarche ultra rapide vers l’appartement, regards paniqués vers l’arrière, mains qui tremblent en débarrant la porte… J’ai même cru pendant un instant que j’allais me pisser dessus! Pour finalement me rendre compte que c’était juste un livreur qui apportait de la pizza à l’appart d’en face.
Si je raconte cet épisode, c’est parce que ça a été un moment très marquant pour moi. C’était la première fois de ma vie que je ressentais une peur viscérale comme ça. Je me suis rendue compte après que c’était exagéré et irrationnel, mais pendant un instant, j’ai réellement craint pour ma vie. À un point tel que mon corps arrivait pas trop à le gérer. Si je raconte cet épisode-là, c’est aussi parce que c’est assez facile, je crois, de comprendre l’horreur de la situation, de s’imaginer la peur que j’ai pu ressentir dans cette ville qui n’était pas la mienne et qui comptait encore ses morts et ses blessé.e.s. Si je raconte cette histoire-là, c’est aussi pour donner un ordre de grandeur pour comparer avec l’histoire qui suit, parce que cette journée que j’ai passé à Paris, terrée à l’intérieur, terrorisée à l’idée de sortir ou même de m’approcher d’une fenêtre, la peur que j’ai ressenti à la suite des attentats, ben elle n’a rien à voir avec la peur que j’ai eu de mon agresseur, ou même la peur que son souvenir continu de m’inspirer parfois.
C’était il y a trois ans. J’allais à Porto pour quelques jours. J’avais trouvé, via Couchsurfing, un homme qui voulait bien m’héberger dans son salon. On a passé une première journée ensemble et le soir on est allé.e.s danser dans un bar. J’ai pas beaucoup de souvenirs de la suite de la soirée, juste des flashbacks vraiment confus, parce qu’il a mis, à mon insu, de la drogue du viol dans mon verre.
J’ai fait un black-out jusqu’à mon réveil, en pyjama, dans son salon, le lendemain matin. Rapidement, il est venu me voir et m’a raconté que j’étais rendue tellement saoule la veille qu’il avait décidé de me ramener chez lui et qu’il m’avait aidé à me mettre en pyjama. J’ai trouvé ça bizarre, j’avais pas bu tant que ça la veille, pis d’habitude j’ai une bonne tolérance à l’alcool. Mais en même temps, je me sentais tellement comme de la scrap ce matin-là que je me suis dis que c’était possible, j’avais jamais été hangover de même! Toute la journée, je me suis sentie comme dans de la ouate, un peu détachée de la réalité, comme dans un rêve. J’étais tellement paf, j’arrivais pas à réfléchir correctement, je perdais mes idées, le fil de mes pensées… Je me sentais toute perdue, j’étais désorientée, mais en même temps j’étais étrangement euphorique. C’était tellement bizarre, je comprenais trop pas ce qui m’arrivait, j’avais jamais été aussi cross-side un lendemain de veille!
Pis finalement, en soirée, de retour chez lui, après avoir assemblé les différents morceaux de souvenir qui me sont revenus au courant de la journée, pis après m’être tourmentée pendant des heures, j’ai fini par comprendre, c’était pas normal tout ça. Je suis allée voir sur Internet les effets secondaires de la drogue du viol, pis OMG, toutte fittait, y’avait pu de doute possible, j’avais été droguée. Pis plus j’y pensais, plus j’avais peur.
C’est tellement difficile à expliquer, parce que les faits pris froidement ne sont pas nécessairement si alarmants que ça, mais il me terrorisait. Il était si calme et semblait être en TOTAL contrôle de la situation, pis c’est ce qui me faisait le plus peur.
Rendue là, tout ce que je voulais, c’était partir de chez lui. Mais pour aller où, et comment? Il était déjà tard, les rues étaient désertes. Je ne savais même pas dans quelle partie de la ville on était, je n’aurais pas su dans quelle direction partir, mais j’avais quand même pu me rendre compte qu’il n’y avait pas de d’hotels/dépanneurs/restaurants/commerces ouverts tard le soir où me réfugier en cas de fuite. Pas de transport en commun non plus. Pis ça c’était sans compter les 6 étages à descendre avant de pouvoir sortir de l’immeuble; ni les escaliers ni l’ascenseur ne me semblaient un bon choix pour partir rapidement ou discrètement. Je n’osais pas le confronter non plus. Il était imprévisible, je n’avais aucune idée de ce qu’il pourrait faire s’il savait que j’avais compris, et aucune envie de le découvrir non plus! Il me terrorisait, mais je n’avais pas tellement le choix, je devais continuer de jouer le jeu. Je me suis quand même subtilement préparé un petit « sac de fuite » avec tous les essentiels (argent, cartes, passeport, téléphone, sous-vêtements de rechange et brosse à dent), facilement accessible près de mes chaussures, au besoin. Au moins mon départ de chez lui était déjà planifié le lendemain, je n’avais pas à inventer une excuse pour partir!
J’ai suivi un cours d’auto-défense il y a quelques années, pis je me souviens d’un truc en particulier. Le gars nous parlait de la théorie du fight or flight, comme quoi devant une source de stress (un lion ou un agresseur par exemple), notre corps avait deux possibilités de réponse : l’attaque ou la fuite. Lui ajoutait à ça le freeze, l’immobilité, l’absence de réponse. Il disait qu’il y avait rien de honteux à choisir la fuite, qu’il nous apprenait des techniques d’auto-défense pour les situations où la fuite est impossible. Acculé.e au fond d’une ruelle par exemple. Il disait que sur le moment, peu importe ce qu’on décidait/essayait de faire, l’important c’était de faire quelque chose, de ne pas freezer.
Ouais, ok, d’accord, mais qu’est-ce que tu fais quand ni l’attaque ni la fuite ne sont possibles? Qu’est-ce que tu peux faire dans ce temps-là? Pis comment tu fais après pour vivre avec toi-même? Comment tu fais pour extérioriser tout ce stress que t’as dû ignorer pour survivre?
Une semaine plus tard, j’ai quitté le Portugal. Je me suis sentie un peu plus en sécurité et j’ai écrit un commentaire négatif, mais qui en disait très peu, sur son profil Couchsurfing, en plus de le bloquer. Quelques heures à peine plus tard, j’ai reçu un message de menace de son nouveau profil facebook, créé juste pour l’occasion. J’étais pu capable de garder mon stress à l’intérieur, j’ai fait une crise de panique. Une chance, ma soeur était avec moi à ce moment-là, elle a géré entièrement la situation. On l’a bloqué de nouveau, changé mon nom pour pas qu’il me retrouve, pis upgradé mes paramètres de sécurité.
Mais turns out que ça n’a pas été suffisant, parce que dans les jours qui ont suivis, plusieurs hommes que je n’avais jamais rencontré ou même contacté ont publié des commentaires diffamatoires et dégradants sur mon profil Couchsurfing. Mis à part leur ville de résidence – Londres, Berlin, Madrid… – ces hommes disaient tous à peu près la même chose : je serais allée chez eux, je me serais saoulée, je leur aurais fait des avances déplacées, puis j’aurais ensuite pété une coche pis détruit plein de trucs dans leur appart avant de vomir partout. Pas de coïncidence possible, tout ça était relié. Ça me faisait encore plus peur. Il avait un réseau, il n’était pas seul. Et je n’étais probablement pas la seule non plus.
Je me dis que j’ai probablement évité le pire, j’ai réussi à me sortir d’une situation qui aurait pu empirer à un degré difficile à imaginer. C’est d’ailleurs généralement ce que les gens disent quand je raconte mon histoire, ouf, t’as eu d’la chance de t’en sortir. Et c’est d’ailleurs pour ça que j’aime pas trop en parler, parce que j’ai alors l’impression de devoir me justifier d’en être sortie traumatisée. J’ai l’impression de devoir me justifier d’avoir été en dépression post-traumatique pendant plusieurs mois après. J’ai l’impression de devoir me justifier d’avoir encore du mal à le gérer parfois. J’ai l’impression de devoir me justifier d’être émotionnellement complètement hors-service pendant quelques jours chaque année au début du mois de janvier. Parce que ça aurait pu être pire. Oui, c’est vrai, ça aurait pu être pire. Mais j’ai pas été chanceuse. J’ai pas été chanceuse de m’en sortir, j’ai réussi à m’en sortir. Pis j’ai certainement pas été chanceuse de vivre cette expérience-là.
Pis j’ai aussi des fois l’impression de devoir me justifier parce que ça s’est passé à l’étranger, alors que je voyageais seule et que je me me serais soi-disant mise dans une position de vulnérabilité. Mais tsé, ce genre de raisonnement, ben ça renvoie la faute sur moi, alors que peu importe la situation, une agression n’est jamais la faute de la personne qui la subit. Pis tsé, les pays étrangers n’ont pas le monopole de la criminalité et des maltraitances envers les femmes. Pas besoin de traverser de frontière pour se faire harceler, droguer, violer… Ça arrive ici aussi tous les jours. À force de critiquer les autres et de prétendre être meilleur.e.s, on finit par ne plus voir nos défauts, par les occulter, pis là ça devient dangereux, parce que comment peut-on régler un problème qu’on ne voit pas?
À mon retour au Québec, quelques semaines plus tard, j’ai contacté la police portugaise pour signaler ce qui m’était arrivé à Porto. Je leur ai raconté en détails tout ce que je pouvais me souvenir de mes quelques jours là-bas. Un dossier a été ouvert. J’ai même rencontrée une enquêtrice de la SQ qui avait été chargée de poursuivre l’affaire au Québec. Elle aussi, je lui ai raconté en détails tout ce dont je pouvais me souvenir. Mais turns out que ça non plus ce n’était pas suffisant, parce que je ne peux pas apporter de preuves de ce que j’avance. Pas de témoin, pas de prise de sang, pas de trousse médico-légale… Pis en plus, paraît que la police n’a jamais retrouvé le gars.
Faque là, ça fait quand même un petit bout que tout ça est arrivé, pis je pensais que j’avais relativement réussi à mettre ça derrière moi. Mais cet automne, j’ai reçu une lettre en provenance du Portugal. Sur le moment, j’ai pas vu le sceau officiel, j’ai pas pris le temps de lire qu’elle était envoyé par le système de justice. Sur le moment, la seule chose à laquelle j’ai pensé c’est : « il m’a retrouvé ». Pis je me suis mise à paniquer. J’étais toute seule, chez moi, à Québec, en sécurité. Mais pendant quelques minutes, j’étais redevenue la fille paniquée, perdue, seule, powerless, que j’étais chez lui, sous son emprise, à Porto.
Elle est fucking longue la route vers la guérison! Mais je pense que cette fois-ci, je vais enfin pouvoir commencer à remonter la pente. Parce que cette lettre que j’ai reçu, elle me disait que faute de pouvoir le faire progresser, le dossier était officiellement fermé. D’un côté, ça m’enrage parce que ça veut dire que lui pis toute sa gang peuvent continuer d’agresser du monde sans avoir peur de la justice. Mais en même temps, et c’est triste à dire, ça me soulage de savoir que je peux enfin mettre tout ça derrière moi, pis me concentrer à me reconstruire.
#metoo,
Padmé
PS : Si vous êtes ou avez été victime d’agressions sexuelles, vous pouvez contacter le CALACS de votre région pour de l’aide et de l’accompagnement, pour vous et vos proches. Pour toute urgence, contactez les en tout temps au 1-888-933-9007.
Étudiante en physio, Padmé écrit pour se vider la tête et faire avancer ses réflexions. Drivée par les questions de genre, elle refuse de se faire enfermer dans une image stéréotypée de la femme. La preuve, il n’est pas rare de la trouver les deux mains dans la graisse de vélo en train de chanter du Céline Dion à tue-tête.
Pour lire le dernier article de Padmé – Maman Ourse vs Papa Ours – c’est ici!
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