Illustration : Charlie (@charliebourdeau)
J’attends en bas de mon immeuble. Les flocons tombent paisiblement, reflétant la lumière des
réverbères. Mes pommettes sont glacées par le froid, et, alors que je commence déjà presque à perdre la sensation sur la peau de mon visage, le reste de mon corps n’a jamais été aussi brûlant. Je regarde nerveusement tout autour de moi. Je sors mes mains légèrement tremblantes de mes poches pour vérifier encore une fois l’heure sur mon téléphone. Les chiffres n’ont pas changé. Je prends une grande inspiration et décide finalement d’envoyer un message vocal à une amie pour faire passer le temps. Ma voix renvoie un parfait mélange entre stress et excitation. Les mots sortent un peu confus et rapides, ne laissant pas toujours place à ma respiration. Soudain, les feux de sa voiture m’éblouissent. Il arrive, on se parle demain… Je lâche le bouton d’enregistrement et dépose mon téléphone dans mon sac, après plusieurs tentatives maladroites pour l’ouvrir. Mes mains sont désormais nues, ce qui me rend soudainement un peu trop consciente de ma position d’attente, debout, que je m’efforce de rendre naturelle le temps qu’il arrive jusqu’à moi.
J’ouvre la portière et attends une première réaction de sa part. Trois possibilités : il commence par agir amicalement, faisant redescendre la pression (ou monter le désir…) ; il prend le rôle de l’amant avec un premier baiser prometteur ; il rentre tout de suite dans un jeu de domination. Je sais que peu importe ce qu’il choisit, je m’adapterai. Je n’ai d’ailleurs même pas le temps de me demander laquelle de ces trois situations je préfèrerais, de toute façon je n’aurais probablement pas su choisir. Je monte dans la voiture, ses yeux doux et son sourire charmeur ne laissent pas de doute, il commence par être mon amant le temps d’un baiser. À la seconde où nos lèvres se séparent, il change de rapport pour devenir mon ami, comme il l’était encore quelques semaines plus tôt. Pendant les dix minutes qui suivent, pas de contact physique. Cela fait-il partie d’une technique de frustration? Ou est-ce seulement son attitude naturelle? Je décide d’arrêter de me poser des questions pour me concentrer et répondre aux siennes. Tu as passé une bonne journée ? Alors, le Superbowl, tu as aimé ? Tu travailles demain non ? Il garde ainsi en tout temps le contrôle de la conversation, ne laissant transparaître aucun sentiment de doute. C’est l’une des choses que j’apprécie beaucoup chez lui, il sait où il va, sûr de lui, mais jamais arrogant, et il s’assure toujours que l’autre soit à l’aise ; ce qui me permet, jour après jour, minute après minute, de m’ouvrir un peu plus à lui et de lui accorder ma confiance. Il se gare en face de chez lui, puis on descend tous les deux tranquillement de sa voiture, marchant lentement en direction de l’entrée de l’immeuble. Après avoir monté deux étages, nous arrivons finalement devant la porte de son appartement.
Lorsqu’il ouvre la porte, je sens en moi monter la tension aux extrêmes. Il reste cependant amical, ce qui m’aide à me calmer. J’essaye d’adopter la même attitude pour ne pas exploser. Je touche un peu à tout, j’observe la moindre photo, le moindre détail. C’est maintenant moi qui pose les questions, mais il n’a clairement pas pour autant perdu le contrôle. Alors que ma voix et mon débit de paroles sont imbibé.e.s de stress, lui, ne montre toujours aucune émotion. Je n’ai aucune idée du moment où il va rentrer dans le jeu. Ou est-il déjà en train de jouer? Je commence à me rendre compte qu’il prépare comme un rituel, tout en faisant comme si de rien n’était. Il allume son speaker, met une musique sombre, grave, sensuelle. Il range quelques affaires. Je ne sais pas vraiment ce qu’il fait car j’essaie de ne pas trop l’observer, d’être chill, de m’occuper. Lui ne s’arrête pas. Tout en prenant tout son temps, il continue d’aller de gauche à droite dans son studio. Il répond toujours calmement à mes questions nerveuses et prend bien soin de ne pas m’accorder trop d’attention lorsqu’il passe à côté de moi, de ne pas me toucher. Je sens que ça l’amuse de me mettre dans cet état. Cette fois-ci c’est sûr, le jeu a vraiment commencé. Tout dans son attitude est probablement calculé pour me perturber, me faire perdre mes moyens. Depuis le début, il prend le contrôle de mes émotions et j’aime ça. Je me sens de plus en plus vulnérable, impatiente qu’il commence enfin à me toucher. Je brûle de désir et de curiosité.
Je suis tendue mais je n’ai pas peur. J’ai confiance. Ce moment, on a passé des semaines à le préparer. Depuis le jour où je lui ai exprimé ma curiosité pour les pratiques BDSM et que cela l’a mené à m’avouer qu’il en était lui-même adepte, on a renforcé notre relation amicale. On y a rajouté une toute nouvelle dimension : il est devenu mon mentor. Il me montre toujours autant de respect et ne me fait jamais sentir inférieure du fait de mon genre ou de mon âge, mais depuis ce moment, il me prépare à être sa soumise, le temps d’une ou plusieurs nuits. Chaque jour, il m’accompagne dans mon initiation. Je lui pose toutes les questions que je veux, auxquelles il répond toujours avec bienveillance. Il a pris le temps de me connaître, de m’expliquer les règles, de s’assurer que je sois prête et que je comprenne que la base de tout ça est le consentement, le respect. Car en réalité c’est toi qui auras le contrôle disait-il, si je ne suis pas suffisamment à l’écoute de ton corps et que je franchis les limites de ce que tu désires, de ce que tu acceptes, tu peux mettre fin au jeu d’un coup, et crois-moi je n’ai aucune envie d’en arriver là!
Ses mots résonnent dans ma tête et me rassurent. Mes pupilles ont eu le temps de s’habituer à la lumière tamisée. La musique s’est emparée de moi. Il a laissé passer suffisamment de temps pour que mes sens soient intégralement plongés dans l’ambiance qu’il a créée. Il me regarde et je sens que c’est ça, c’est là. D’un coup, je sens sa domination encore plus fort. Il marche vers moi, m’embrasse langoureusement. Son baiser représente bien tout le paradoxe de ce type de jeu sexuel auquel je commence à m’initier. La tendresse et la dureté sont mélangées. Il me dénude, bout de tissus par bout de tissus, toujours dans la lenteur, toujours en étant sûr de lui. Puis il m’ordonne de me retourner, de m’agenouiller sur le lit. Après avoir enfilé un préservatif, il me pénètre finalement. Je me rappelle avoir senti du frottement quand il est rentré, parce qu’il ne m’a pas préparée, pas touchée, pas lubrifiée. Je ne lui en veux pas, car je sens que cette légère douleur fait partie du jeu. En plus, il ne fait que quelques vas-et-vient, comme symboliquement. J’ai un sentiment d’accomplissement d’enfin le sentir en moi. Le mouvement a fait glisser mes genoux pour que finalement mes pieds aillent chercher de la stabilité en touchant le sol. Ma position est relativement inconfortable, les pieds au sol, les jambes fléchies, mes genoux appuyés contre le lit. Lorsqu’il se retire, il m’ordonne de ne pas bouger. La position devient de plus en plus désagréable, mes pieds glissent, mais j’aime ce jeu, c’est nouveau pour moi. J’accepte l’inconfort, le ridicule même, avec une sorte d’excitation. Qu’est ce qui suit? Combien de temps va-t’il me laisser dans cette position? Je continue à résister, pour lui, car à ce moment là, dans notre safe space à nous, le temps d’une soirée, j’ai envie de lui appartenir.
J’entends ses pas, le rythme lent et sûr de sa démarche, j’entends des placards s’ouvrir et se fermer, des bruits de plastique, des objets s’entrechoquer. Mon cœur bat dans mon estomac. Lorsqu’il revient, il me penche vers l’avant et commence à m’expliquer ce qu’il va faire. Sa voix est grave, sexy et rassurante. Puis, il commence à frapper mes fesses nues, d’abord avec ses mains. Ses frappes sont claires, précises, puissantes, espacées. C’est plus un partage que de la violence, il me donne des sensations et m’invite à apprendre à connaître la douleur sous des formes qui me sont inconnues. Je connecte avec lui, mais aussi avec mon corps, avec mes sensations, avec mes limites. Lorsqu’il change d’outil pour me frapper, il me le dit, et il m’indique lorsque ça va faire plus mal. Comme l’impact est toujours au même endroit, la sensation est de plus en plus intense, et le type de douleur change. Ma peau commence à piquer, brûler, puis à devenir presque anesthésiée. Je n’ai plus mal à un endroit en particulier, la douleur est devenue homogène sur toutes mes fesses, quoi qu’elles soient à moitié endormies.
Et, comme s’il pouvait lire dans mes pensées, il s’arrête juste au moment où je sens que ça va bientôt être trop pour moi. Il me dit de me retourner, avec sa voix la plus douce. Let’s give you some love now. Il vient de créer une dépendance. C’est complètement fucked up, il vient de me faire du mal et c’est comme si maintenant, je mérite son amour, sa tendresse. Dans un autre contexte, ce serait un énorme redflag. Mais là, c’est un jeu, et j’analyse avec étonnement et fascination mes envies, mes ressentis. Le fait d’avoir vécu cette situation dans laquelle j’étais complètement vulnérable et face à de la violence a créé en moi le besoin d’être rassurée, le besoin d’amour. Et c’est tout naturellement vers mon bourreau que j’ai envie d’aller chercher cette tendresse. Le fait d’avoir l’impression de l’avoir “mérité” fait en sorte que je profite de chaque seconde dans ses bras. Les sensations sont beaucoup plus fortes que d’habitude, je suis bien, rassurée, protégée. Le jeu a créé un schéma psychologique, j’ai consenti à ce qu’on me manipule, qu’on me retourne le cerveau. C’est passionnant, fascinant, mais contrôlé et sécuritaire, rassurant.
Lorsque je recevais les fessées, je ne ressentais pas de désir sexuel, mais le jeu était excitant mentalement. Au contraire, depuis qu’il a commencé à me “donner de l’amour” comme il dit, le désir monte en flèche. On fait finalement l’amour en se regardant dans les yeux, profondément intensément, jusqu’à ce que ça devienne trop intense. Je ne sais plus différencier si l’intensité est positive ou négative. Les émotions se bousculent en moi, comme si des millions d’hormones se manifestaient d’un coup, toutes en même temps. Je me mets soudainement à pleurer, mais je sens que mes larmes ne sont pas associées à de la tristesse. Il s’arrête et me demande si ça va. Je souris tout en pleurant, je lui décris comment je me sens. Je suis bien, même très très bien, mais mon cerveau reçoit trop d’informations et les sensations sont trop fortes, bien qu’agréables. Je ne les contrôle plus.
À la suite de toute cette période de jeu intense, nous avons beaucoup parlé, nu.e.s l’un.e contre l’autre. Il était très à l’écoute, complètement sorti du jeu, mais toujours passionnément attentionné et doux. Nous nous sommes endormi.e.s dans les bras l’un.e de l’autre, peau contre peau, tranquilles, heureux.se. Et en y réfléchissant bien, jamais personne n’a autant respecté mon consentement et été autant à l’écoute de mes besoins que cette nuit-là.
Mystique