Illustration : Charlie (@charliebourdeau)
As-tu lu le « master doc » Am I a Lesbian?, de son petit nom? Si non, je t’y invite. Si ça t’intéresse, si ça pique ta curiosité, voici ton signe de le lire. C’est littéralement un Google doc, qui se veut un guide pour toute personne se demandant… Suis-je lesbienne?
Moi, je l’ai lu y’a pas si longtemps. Je l’avais d’abord vu passer il y a quelques mois ou années. Je l’avais sauvegardé quelque part je crois bien, dans une liste de choses à lire sur laquelle je suis jamais retournée et que j’ai oubliée quelque part. J’ai peut-être aussi évité le guide. J’ai longtemps pensé que j’étais asexuelle, et quand je l’ai croisé cette première fois, ça faisait à peu près un an que j’avais découvert que je l’étais pas, finalement. J’avais commencé à dater des hommes et je continuais à le faire, sans trop de réflexion. Ça commençait à me travailler, par contre. Je me demandais si j’étais 100% hétéro ou pas (spoiler alert, non). J’étais pas prête à me demander si j’étais lesbienne, j’étais même pas tout à fait prête à me demander si j’étais bisexuelle, tsé. J’étais aussi tout juste nouvelle dans le dating world, mais je me sentais déjà trop vieille, en 2e moitié de vingtaine, pour explorer d’autres relations que celles qu’on attendait de moi, c’est-à-dire avec des hommes un peu plus vieux et un peu plus grands.
Quand j’ai vu passer le « master doc » Am I A Lesbian? pour la deuxième fois, j’ai vu bien des personnes affirmer que ça avait, sans farce, profondément changé leurs perspectives, voire leurs vies. Rendu là, je faisais mes premiers pas dans la presque-bisexualité, j’étais même allée à une ou deux dates avec des femmes, mais j’étais pas prête à me poser ces questions. Je me trouvais pas du tout valide comme autre chose que hétérosexuelle, déjà. Je me suis juste dit que le « master doc » ne devait pas être pour moi. En plus, la phrase qui me revenait en tête, c’est quelque chose comme « mais j’ai été et je suis attirée par des hommes, fait que… Je suis pas lesbienne ». C’est une des phrases déconstruites dans le doc, d’ailleurs.
Faut l’avouer aussi, je me battais à ce moment-là contre de la biphobie internalisée, mais pas seulement; mon homophobie internalisée me rendait gênée de même considérer que je puisse être lesbienne. Lesbienne en tant que tel m’apparaissait comme un gros mot. Si je me permets de le dire, c’est que je sais que je ne suis pas seule à penser ou à avoir pensé ça; dans le doc, j’ai bien lu « Lesbian isn’t a dirty word ». Deux fois plutôt qu’une.
Quand j’ai vu passer le « master doc » pour la troisième fois, j’étais déjà en couple avec une femme et je me sentais enfin valide dans ma non-hétérosexualité. Ça me faisait, me fait, un bien fou. C’est un peu terrible de réaliser que ça me prenait cette relation pour pouvoir me dire autre chose que “pas vraiment hétéro”, mais c’est vrai. Je pensais que ça me prenait des preuves… Sinon, c’était pas vraiment vrai. Je me dis depuis, inconfortablement bisexuelle; c’est pour dire que j’ai l’impression que c’est l’étiquette qui décrit le mieux, concrètement, mes comportements sexuels et amoureux. Comme une identité acquise à postériori, mais pas affirmée hors de mes actions, comme j’espérerais. Je ne la sens pas innée, intégrée, ancrée en moi comme j’aimerais, mais juste une description. Ça aide pour cocher des cases dans les sondages. Bon, par contre, j’étais fin prête pour lire le « master doc », enfin.
Le document a un but simple. Il amène à réfléchir à l’attirance pour les hommes, lorsqu’elle vient des personnes socialisées femmes / assignées femmes à la naissance. Est-elle vraiment ancrée en moi, ou est-elle le résultat d’une société qui fait tout en son pouvoir pour me forcer à la ressentir?
On y parle de la contrainte à l’hétérosexualité, ou l’hétérosexualité compulsive (des traductions de compulsory heterosexuality, ou comp’het). C’est un aspect de l’hétéronormativité (qui veut que hétérosexuel.le = normal.e, le reste = anormal). Ça affecte tout le monde, de tous les genres. Par contre, ça a une force particulière pour les femmes, parce que c’est lié au sexisme et à la misogynie qui veulent que la sexualité et l’identité des femmes soient définies en relation avec les hommes. C’est l’idée que, si t’es assignée femme à la naissance, tu vas dater, te marier, faire des enfants, etc, avec des hommes. Ça veut dire que tu auras à chercher leur approbation face à ton apparence, ta désirabilité, tes choix de vie. Et là, je cite en traduisant le doc Am I a Lesbian?, qui commence par l’explication de l’hétérosexualité compulsive.
C’est pas un concept nouveau; des chercheuses et écrivaines féministes en parlaient déjà dans les années 70. Je t’accorde par contre que c’est gros comme concept quand tu le vois pour la première fois. Mais maintenant que je l’ai lu, j’ai envie de dire que les réflexions sont bienvenues. C’est une trentaine de page (oui oui, mais ça passe vite) qui se terminent par une liste de situations que tu pourrais vivre si t’es lesbienne. Certaines rentrent dedans, d’autres moins; c’est différent pour chaque personne qui les lit. En voici des exemples, tu pourrais être lesbienne si :
- Tu penses que parce que tu peux tolérer de dater ou coucher avec des hommes, tu dois être attirée par eux.
- Tes expériences avec les hommes ressemblent souvent à des hommes qui sont attirés par toi, puis toi qui suit le flow de la relation pas mal entièrement dictée par eux.
- Tu penses que si t’étais lesbienne, ben tu le saurais déjà. Tu le sais pas déjà, fait que tu dois pas l’être.
- Tu dates des hommes parce que t’as l’impression que c’est ce que tu es supposé.e faire, puis tu termines pas les relations parce que t’as pas vraiment une bonne raison de les laisser.
- Tu regardes la majorité des relations hétérosexuelles autour de toi, leur réalité et la dynamique de couple, et tu te dis souvent « ouf, moi je voudrais pas ça » et « ça l’air bien pour eux, mais pas pour moi ».
- Tu penses que ton attirance pour les femmes est celle que toutes les femmes ont (spoiler alert, non, pas toutes les femmes l’ont…) et / ou qu’elle est le résultat de la sexualisation constante des femmes dans l’espace public.
- Tu acceptes l’idée qu’une relation avec un homme sera toujours un peu insatisfaisante, en quelque part.
- Tu as peur de ne pas vraiment être lesbienne, de vouloir t’approprier le mot, de seulement chercher l’attention ou de vouloir suivre la mode.
J’ai senti les larmes me monter aux yeux plusieurs fois. J’étais émotive de me dire Coudonc. J’ai jamais réfléchi comme ça? Je me suis jamais posé ces questions? Comment ça que je me suis jamais posé ces questions??? Je me suis demandé ce que j’avais pu manquer en questionnant pas plus tôt ma sexualité, et ces regrets-là ont un goût un peu amer. Combien de personnes je n’ai pas rencontrées, combien de personnes je n’ai pas invitées à prendre un café, combien de belles relations je n’ai pas vécues, combien d’expériences manquées… Toute mon adolescence, et ma jeune vie adulte surtout, à penser que je n’était pas intéressée par personne, vu que j’avais jamais vraiment envie de concrétiser mes « crush » (que sur des gars…). Puis, tout ce temps à être intéressée par des hommes, parfois sincèrement (je crois bien), mais souvent de manière partielle, non concrète, insatisfaisante, et encore une fois, sans jamais faire ou vouloir faire de pas vers des relations. Je sais que chacun.e a son chemin, et je suis contente d’être où je suis. Vraiment. Sincèrement. La plupart du temps, je suis si bien que je peux juste être contente que ma route ait fait de moi qui je suis, aussi quétaine que ce soit. Reste que si je regarde vers l’arrière (ce que j’essaie de faire le moins possible), je regrette parfois d’y voir ce chemin fait seule.
C’est pour ça que ça m’a fait autant de bien de lire autant de bienveillance dans le document. On y dit des choses comme : tu pourrais ne pas être hétéro même si tu penses que t’es trop vieille pour te poser la question. Tu pourrais ne pas être hétéro même si t’as eu que des relations avec des hommes. Il est pas trop tard. Il est jamais trop tard. Il sera jamais trop tard. Me lis-tu bien? Parce que moi j’avais besoin de lire ça.
Le doc s’appelle bien Am I A Lesbian?, mais si tu te demandes si t’es bisexuelle, tu y trouveras des réflexions à poursuivre aussi. Si tu te demandes si t’es attirée pour vrai par les femmes tout en te demandant pourquoi tes relations avec les hommes marchent pas, tu vas y trouver ton compte. Dans mon cas, j’ai l’impression d’avoir une lampe de poche pour explorer la grotte où se trouve la personne que je suis pour vrai. J’avançais à tâton, ça allait généralement ok, mais là j’y vois plus clair.
Finalement, si tu vas le lire, comme c’est un Google doc, tu verras avec toi plein d’animaux anonymes qui le lisent aussi. En quelque part, y’a quelqu’un.e sous l’icône de furet, et une autre personne sous l’icône de chinchilla, qui lisent aussi ça et qui se reconnaissent peut-être de manière puissante dans certaines phrases. Et moi, tout aussi anonyme sous un nom d’animal choisi randomly par Google, je suis là. À vivre des affaires et à me poser des questions. Ça a de quoi de fucking beau.
La Perdrix