Illustration : Arielle (@ririelle16)
Je commence un nouveau travail qui m’amène à découvrir le nord du Québec. Un lieu isolé, perdu dans l’immensité de la forêt boréale. Un travail qui me replonge dans l’industrie du tourisme d’aventure, une industrie qui est belle, mais qui a du chemin à faire pour vraiment créer un environnement inclusif pour les femmes. Déjà dans mes deux premières semaines de travail, je fais face à des commentaires sexistes.
De la part de clients
– « Hey ma belle! Tu viendras boire un verre de vin avec nous après ton shift! »
J’ignore le commentaire, je réfléchis à une réplique, je ne sais pas quoi répondre, j’ignore encore, je me dis que je devrais répondre et finalement, j’ignore définitivement. Ça me met toute mal, je ne veux plus être là, je n’ai pas envie d’être dans une position de cruise, mais on me l’impose.
De la part du voisin
Il n’y a pas juste les clients. Il y a aussi le voisin. Dans un milieu isolé comme l’endroit où je travaillais, les voisins sont importants. C’était notre seul voisin. Alors on pourrait dire qu’il était très important. Il avait les connaissances et les habiletés pour nous dépanner à tout moment et cela créait inévitablement un lien de dépendance assez fort entre lui et la compagnie pour laquelle je travaillais. Un jour, ce voisin m’invite, moi et un autre collègue de travail, à souper chez lui. Cet homme est très actif dans l’industrie du tourisme d’aventure sur la Côte-Nord. On me dit qu’il est respecté de tous. Quand je suis en sa présence, il parle fort et s’impose. Mais on me dit c’est la personne à connaître, il va toujours te dépanner si tu as besoin d’aide, etc. Je pense donc que c’est le genre de personne que tu ne veux pas te mettre à dos. Alors je souris et j’accepte poliment son invitation. Durant le souper, je me retrouve ensevelie de commentaires angoissants et déstabilisants, prise au piège, isolée, étant la seule femme présente. Il fait des commentaires à propos du potentiel amoureux que lui et moi, on pourrait avoir ensemble, des commentaires suggestifs, des commentaires qui m’hypersexualisent.
– Veux-tu que je t’amène faire de la motoneige? On irait faire l’amour sur le dessus des montagnes !
– Tu prends une autre bière? Je vois que tu commences à te dégêner, bientôt tu vas te retrouver sur mes genoux.
– Va falloir que tu contrôles tes envies là! On n’est pas tout seuls ici…
Ses commentaires étaient souvent accompagnés de rires par l’autre homme présent au souper. Mon sourire devient moins poli quand je le recroise dans d’autres contextes. Je me promets de ne plus jamais aller souper chez cet homme. Je regrette d’y être allée. Je fais taire la voix en dedans de moi qui me dit « t’aurais dû le savoir! » parce que non, je n’aurais pas pu le savoir que cet homme allait me faire des commentaires sexistes à chaque fois qu’on se croiserait! Je n’aurais pas pu savoir que ça allait me gêner et me mettre inconfortable, au point de ne pas arriver à répondre. Ça me paralysait presque.
De la part du superviseur
Je décide de parler de ces moments désagréables vécus avec les clients et le voisin à mon superviseur. À travers ma conversation avec lui je fais des liens entre ce que j’ai vécu dans ce contexte de travail, mais aussi ce que je vis régulièrement à travers mes expériences de guidage, en tant que femme dans ce monde d’hommes. Moment de vulnérabilité. Nous sommes dans la salle à manger de l’endroit où je travaille. Je lui explique que je suis fatiguée émotionnellement, que d’entendre des commentaires sexistes sur une base quotidienne pendant deux semaines ça m’assomme. Je me sens seule là-dedans, être la seule femme dans ce milieu et se faire traiter comme ça c’est pas facile. Surtout quand les autres personnes autour de moi s’esclaffent lorsqu’ils entendent ce genre de commentaire. Je me sens incomprise. Je me sens comme un morceau de viande.
Mon superviseur me répond qu’il faut être « en mode SOLUTION », qu’il va s’occuper de parler à la personne qui était la plus insistante dans ses commentaires, mais aussi qu’il faudrait que je m’habitue à ce genre de commentaire, parce-que c’est comme ça ici. Je sens qu’on ne comprend pas ce que je vis, que mon superviseur n’arrive pas à se mettre à ma place. Ça me rend triste, mais surtout en colère. Je lui réponds non, je refuse de m’habituer. Ça peut changer et ça doit changer. Si tu engages une fille à l’avenir, tu lui diras la vérité sur ce qu’elle vivra au quotidien. Mentionne que le travail n’est pas seulement exigeant, il est aussi dénigrant, humiliant et insultant si tu es une femme.
Plus tard dans la journée, j’apprends que mon superviseur a discuté avec ce voisin qui me faisait des commentaires déplacés. L’homme en question a l’air très fâché. alors je me demande : Qu’est-ce que mon superviseur lui a dit au juste? Est-ce qu’il a dit que c’était moi qui pensais ça? Est-ce qu’il a vraiment bien expliqué la situation?
J’ai peur. Je ne me sens plus en sécurité. Je décide de partir de l’endroit où je travaillais pour retourner chez moi. Je devais rester trois semaines sur mon lieu de travail mais j’ai quitté après deux. J’ai trouvé ça difficile de devoir démissionner. Juste avant de partir, un collègue de travail est venu me voir subtilement, il chuchotait presque. Il me dit que je ne suis pas la première à partir pour ces raisons-là. Ce n’est pas la première fois que ça arrive.
De la part d’un système
Ce témoignage n’est rien de moins qu’un aperçu brutal de ce qui est en réalité tout un spectre de violences sexistes et de genre dans le milieu du plein air. À cet aperçu sur la réalité d’une femme qui travaille dans l’industrie du tourisme d’aventure, je vois déjà les réponses du genre:
Il ne le pensait pas vraiment quand il disait ça…
Ce n’est pas si pire, il te trouvait juste belle!
Il t’a juste invitée pour prendre un verre, pourquoi tu penses qu’il avait des arrières pensées?
Comment expliquer que ce que j’ai partagé, ce n’est qu’une fenêtre ouverte sur ma réalité? Que ça prendrait une vie entière pour expliquer ce que j’ai vécu, que les quelques commentaires que j’ai décidé de partager en guise de témoignage sont aussi accompagnés de regards insistants, de contacts physiques non-sollicités et d’échanges remplis de non-dits. Comment expliquer que cette expérience de travail fait partie d’un tout beaucoup plus grand qui rythme ma vie mais aussi celle de toutes mes amiEs qui travaillent dans la même industrie que moi. Et encore… qui teinte la vie de toutes les femmes dans mon entourage au quotidien. Ces expériences m’envahissent, me collent à la peau et me suivent à chaque jour parce que malgré moi, elles contribuent à développer le manque de confiance que j’ai envers les hommes.
Souvent, on me répond:
« Tous les gars ne sont pas comme ça… »
En effet, oui c’est vrai que ce n’est pas tous les hommes qui sont ouvertement sexistes ou même sexistes tout court. Mais le système qui supporte ce genre de comportement, qui ne le dénonce jamais, qui me répond qu’il faudrait que je m’habitue à ce genre de commentaire, parce que « c’est comme ça ici », ce système là il est global et il concerne tout le monde. Même les gars qui ne sont pas sexistes. En fait, il concerne surtout les gars qui ne sont pas sexistes. Comment, à la suite de ce témoignage, ne pas voir que cette réalité vous concerne aussi? Refuser de voir cette réalité ne fait que contribuer et même accentuer le sexisme qui reste inaperçu, invalidé, caché.
C’est le temps de faire confiance aux témoignages des femmes dans le milieu du plein air. De ne pas prendre ces témoignages comme des attaques personnelles, mais plutôt comme un appel à l’aide pour un environnement de travail et de vie sain et sécuritaire pour tout le monde, peu importe leur sexe. Ce témoignage est un début, qui me fait du bien et qui fait sûrement du bien à toutes les femmes qui m’ont aidé à l’écrire. Mais à quand un mouvement plus global? Un mouvement où survivantes et alliés s’écoutent et se croient?
Ce que j’ai vécu lors de mon expérience de travail met en lumière des interactions troublantes, des commentaires marquants qui s’inscrivent directement dans la culture du viol, mais les violences sexistes existent aussi dans des interactions qui peuvent paraître plus banales:
- Quand l’autorité de la guide est invalidée par des clients ou des collègues face à celle de son collègue masculin. Par exemple, on lui fait comprendre qu’elle n’est pas assez forte physiquement pour guider le raft en ne l’invitant jamais à le faire, on ne prend pas son opinion en compte dans des prises de décision ou on ne lui attribue pas le groupe qui est « sur le party » parce-qu’on se dit qu’elle ne pourra pas offrir un trip aussi haut en intensité qu’un guide masculin.
- Quand les employeurs ne s’assurent pas d’avoir la parité dans leur équipe, créant ainsi des boys crews. Dans ces milieux, on ressent souvent que pour faire partie de l’équipe en tant que femme, ce serait presque un privilège parce que les places réservées au femmes sont rares. Sans compter que pour en faire partie, les femmes font face à des attentes bien plus élevées que leurs collègues masculins. Par exemple, on va s’attendre à ce que la femme soit très forte physiquement, même si ce n’est pas nécessairement une compétence nécessaire pour effectuer son travail.
- Quand le comportement associé à la figure d’autorité masculine comme la prise de parole excessive ou l’expansion exagérée dans l’espace sans considération pour les autres personnes autour est valorisée et encouragée. Dans le milieu du plein air, un guide qui parle fort, qui est volubile et qui impose sa présence sans respect pour la vie privée des personnes dans le groupe sera valorisé en comparaison avec une guide qui parle moins ou qui est plus discrète.
- Quand l’ambiance hétéronormée entre guides mais aussi entre guides et clients prend toute la place. Cette ambiance oriente les comportements et les rencontres comme si elles allaient de soi. Ce genre de comportement s’impose sur certaines femmes (guides ou clientes) et peut même devenir du harcèlement. Il n’est pas rare de voir un guide glisser son numéro de cellulaire dans la main de sa cliente à la fin de la sortie avec un regard suggestif et un sourire en coin. Ça m’est même déjà arrivé de devoir confronter un guide qui s’est fâché après moi parce que je ne lui ai pas attribué le groupe où se retrouvaient les plus belles filles.
- Quand les existences à l’extérieur de la binarité sexuelle n’existent pas et que les stéréotypes de genre prédominent. La guide est perçue soit comme la lesbienne ou celle qu’on peut se pogner autour d’un feu un soir et le guide est celui qui se pogne toutes filles.
- Quand les promotions salariales au sein de l’entreprise sont plus accessibles pour les hommes. On leur donne des cadeaux pour les encourager à rester dans l’entreprise. Par exemple, on leur propose de leur payer leur déplacement jusqu’au lieu de travail ou on leur donne accès à des postes élevés plus facilement. Les femmes, elles, ne se font pas offrir ces petits privilèges.
Ces violences font sentir leur lourdeur d’autant plus que le plein air au Québec se targue d’une aura progressiste. C’est un milieu qui reste cependant traversé par le sexisme, malgré des valeurs qui se centrent sur autre chose qu’un mode de vie industriel et confortable, ou encore malgré son ambition de venir définir d’autres rapports à la nature. Et, puisque c’est un petit milieu, où tout le monde se connaît, la dénonciation de comportements problématiques ne se fait pas ou très peu.
Je crois encore en la mixité dans le monde du plein air. Je crois encore à la possibilité d’échanges respectueux et valorisants entre hommes et femmes, mais pour que cet environnement existe, il faut écouter l’expérience des femmes qui travaillent elles aussi dans ce milieu. Et il faut les croire.
En terminant, je m’adresse à mes collègues et amis hommes cis qui enseignent le plein air, qui démarrent leur entreprise dans le monde du plein air, qui guident dans le milieu, qui en profitent sur une base personnelle ou qui participent à des activités de plein air guidées. Toutes des personnes que j’aime tant et que je voudrais voir comme alliées. Prenez en considération une ou plusieurs idées suggérées dans ce texte et ramenez-les dans le bois, sur la rivière ou sur la montagne. Méditez sur ce sujet, et pensez à tout ce que la nature pourrait apporter de plus si elle pouvait aussi être utilisée comme moteur de changement pour des relations non toxiques entre humains.
La Biche
Étudiante en études féministes, La Biche a beaucoup beaucoup d’énergie, qu’elle s’évertue à dépenser dans plusieurs sports, préférablement en nature. Fière d’être une femme, elle est persuadée qu’aucune personne ne devrait être rabaissée dans ses ambitions ou ses relations intimes en raison de son genre.