Illustration: Arielle (@ririelle16)
Je suis en criss. Plus souvent qu’autrement. Malgré moi.
Yep. Une féministe en criss.
Le monde ne me correspond pas. Je fitte pas dans la société mainstream. Je ressens juste la pression des standards conformistes. Et le rejet, quand je corresponds pas aux attentes. Et la colère. Tellement de colère. Pourquoi le monde ne comprend pas ?
J’ai jamais voulu la même chose que les autres. Pas dans le type I’m not like other girls, plus dans je me reconnais pas là-dedans. J’ai grandi sur la rive-sud de Montréal. J’ai vu mes amies du secondaire (que j’adore) vouloir un copain, une voiture, finir leur scolarité, avoir une bonne job stable avec un bon salaire, acheter une maison en banlieue, avoir des enfants. Et elles l’ont eu, tout ça, pas mal dans cet ordre, avec quelques embûches bien sûr. Contente pour elles. Moi, je voulais pas vraiment ça. Je me cherchais. Je voulais partir. Je voulais découvrir. Je voulais étudier toute ma vie. Me laisser surprendre par l’amour pis les projets. Avoir des racines, mais pas d’attache. Vivre dans un autre pays. Lutter pour la justice sociale. Être féministe en premier lieu, amoureuse-mère-employée ensuite. Ne jamais perdre de vue que la société n’est pas juste. Vraiment pas juste.
Je suis idéaliste. J’exige plus de cette société. Plus de projets novateurs et rassembleurs. Plus de protection de l’environnement. Plus de véritables consultations publiques. Plus d’éducation populaire à tous âges. Plus d’inclusivité, plus de compréhension. Ce que je veux surtout, c’est moins de cette société. Moins de haine. Moins de préjugés. Moins de pression sociale et financière. Moins de violences masculinistes. Moins de toxicité. Moins de mononcles populistes à la télé.
Je suis fâchée. Fâchée de pas fitter, d’être trop critique de la “normalité”. Fâchée de vouloir me conformer, d’être critiquée quand je suis moi-même. Fâchée de pas être validée dans ma colère. Oui mais c’est comme ça, faut s’y faire. Moi je rejette ça. Je veux pas que ça soit comme ça. Quand je prépare le cahier de négociations avec mon syndicat, on me dit que telle clause ne sera jamais acceptée. Pourquoi ? Parce qu’on l’a jamais demandée ? Parce qu’elle a été refusée la dernière fois ? Insistons ! Argumentons ! Quand j’écoute les nouvelles, je m’obstine toute seule avec les journalistes. Pourquoi c’est ça ta conclusion ? Pourquoi tu présentes seulement ce point de vue-là ? Objectivité mon oeil !
Même mon corps rejette les diktats de la société mainstream. Mon dos me fait mal après cinq heures de travail. Je n’endure plus les néons. Je suis épuisée après ma semaine de 35 heures et je n’ai pas assez de deux jours pour récupérer, surtout que les tâches domestiques doivent se faire. Ah pis faudrait aussi avoir une vie sociale, aller voir mes proches qui habitent toustes à plus d’une heure de voiture. Voiture que je n’ai pas. Que je ne pourrais pas conduire anyway. Parce que je ne veux pas de permis de conduire – pour des raisons écologiques, mais surtout parce que je n’aime tout simplement pas être au volant. Et la société occidentale pro-une-voiture-par-adulte ne comprend pas ça. Surtout pas depuis que j’ai quitté la grande ville et ses transports en commun. Et même elle me rejette : comment pourrais-je revenir en ville avec le prix des appartements et la compétition pour le logement ? Tellement d’efforts à faire pour combler un besoin essentiel.
J’aime ma job de bureau, mais elle m’épuise, physiquement et mentalement. Et je veux faire tellement plus. Je veux écrire un roman, lire ma PAL (Pile à lire), faire mes critiques sur #bookstagram, écrire ici, faire part de mes recherches sur Wikipédia, écouter plein de séries télé et de vidéos youtube, apprendre à coudre et faire du cross Stitch et du crochet. Je veux aller prendre des marches en forêt, voyager plusieurs semaines d’affilée, apprendre plus de langues, faire plus de bouffe, être famille d’accueil pour une maman chat, avoir un.e enfant. Mais comment veux-tu faire ça quand mon petit 35 heures/semaine m’épuise ? Eh non, je n’ai pas de problème de santé sérieux. Quand j’ai demandé à ma médecin si c’était un symptôme inquiétant, elle m’a répondu : Moi, à ton âge, je faisais 90 heures/semaine. Ben bravo. Moi j’en ai aucune envie. J’aime mon travail, mais ce n’est pas le centre de mon univers. Sauf que c’est ce qui draine toute mon énergie. Ça, pis ma colère.
Je suis en criss. De pas pouvoir faire ce que je veux quand je le veux. De pas pouvoir être tout ce que je pourrais/voudrais être. De pas exister dans un monde féministe. D’exister dans un monde capitaliste et misogyne qui se fout de nous.
Il y a 10 ans, j’ai assisté à une conférence d’une personne qui faisait des projections économiques mondiales à grande échelle. Si je résume en quelques mots, elle disait que les tendances peuvent aller dans deux sens. D’un côté, on poursuit la trajectoire de la croissance économique, qui va mener inévitablement à un retranchement des nations à l’intérieur de leurs frontières et à plus de conservatisme patriarcal. De l’autre, une tendance à la décroissance, au local, à l’entraide, à l’ouverture sur les autres. Sur le coup, ça a fait un petit baume sur mon cœur de jeune militante : c’était la première fois que j’entendais une vision du monde qui faisait écho à la mienne. Spoiler alert: une décennie plus tard, on va pas dans la bonne direction. Autant économiquement que socialement. On l’a vu avec #metoo, on pensait qu’on avait abattu le mur du silence, mais on voit bien que les tenants du patriarcat s’attèlent à le reconstruire encore plus fort. La peur et la colère se mélangent de plus en plus. Je sais que je ne suis pas seule là-dedans, mais la balance du pouvoir est pas de notre bord.
Pis, pendant ce temps, j’ai l’impression de devoir lutter à tous les jours pour survivre féministement dans mon ptit monde ordinaire : réagir aux catcalls, maîtriser la peur de marcher seule le soir, éviter les nouvelles pour ma santé mentale, me calmer quand on dénigre l’écriture épicène devant moi ou qu’un directeur répond pas à mon courriel parce qu’il croit que sa job est plus importante que la mienne.
Bref, je peux pas éviter d’être en criss. Une féministe en criss, quel cliché ! Mais crissement féministe aussi. Tant qu’il le faudra.