Illustration : Garance (@garancebb)
Je peux pas dire exactement où je travaille, évidemment. Mais je pense que plusieurs peuvent se reconnaître dans ce que je pense quand même.
Je travaille avec des personnes très marginalisées économiquement. Souvent, elles ont passées toute leur vie adulte sur l’aide sociale. Parfois, ce sont des gens avec des bad lucks momentanées, qui ont besoin d’un coup de main là, là. Souvent, ce sont des gens qui rushent depuis LONGTEMPS, des gens brisés à la honte d’avoir besoin d’aide.
Mon rôle, c’est de leur simplifier la vie, entre autres évidemment. C’est de faire que tout le monde se sente bien dans l’espace, accueilli comme une personne à part entière; que chaque personne qui entre parte avec ce qu’elle a besoin; qu’elle sente qu’elle a conservé toute sa dignité et qu’elle ait passé au mieux un bon moment en passant par chez nous, ou au moins un moment pas désagréable du tout.
Parfois, c’est facile comme job; il fait beau, les gens sont contents de l’aide reçue, on reçoit des mercis tellement ressentis et je rencontre des gens extraordinairement résilients. Mais des fois, c’est vraiment rough. Des fois les gens sont pas contents de l’aide reçue; des fois y’a des chicanes entre les gens, des fois des personnes sont frustrées ou confuses sur le fonctionnement…
Et des fois, les gens ont tellement besoin de parler à quelqu’un qu’iels déversent tout ce qui se passe à la première personne qu’iels croisent ce jour-là. En général, c’est moi cette personne. Ça donne des conversations sur ce qui va mal chez elleux, ce qui est souvent beaucoup de choses sur lesquelles je n’ai pas de pouvoir. C’est rough, mais ça reste une caractéristique indéniable de mon travail.
Des fois, et c’est là le sujet de mon texte, les gens veulent embarquer dans une conversation encore plus délicate. Sur la religion, par exemple, sur ce qu’iels pensent des signes religieux ou de la loi 21. Ou alors sur la politique, genre les positions des libéraux fédéraux sur l’immigration, ou celles des conservateurs sur l’avortement. C’est pas souhaitable d’en arriver là, mais ça arrive.
C’est arrivé cette semaine; une personne s’est embarquée dans une conversation sur la cruise dans les bars, et les agressions; son point de vue pourrait se résumer vite vite à ceci : si tu t’habilles sexy, faut pas s’étonner que tu attires tsé. Faut pas que tu t’étonnes que des hommes te collent par en arrière en te prenant les hanches. De toute façon, y’a des filles qui aiment ça, donc…
Les propos étaient violents. La conversation s’étirait et allait de pire en pire (je vous en épargne les détails). C’était inacceptable pour moi comme féministe, comme femme, comme personne. Et dans ces moments-là, je me bats contre plein de choses.
Ma volonté de rester professionnelle et détachée, comme le demande mon travail.
Ma socialisation de femme, qui m’a souvent poussé à rester dans une conversation qui me met profondément mal à l’aise, juste pour ne pas être impolie en y mettant fin ou en me fâchant.
Ma compréhension (limitée) des réalités des personnes qui passent par mon travail, qui ont pas eu la même chance que moi : peu d’éducation, pour certaines, beaucoup de difficultés à l’école pour d’autres, voire un analphabétisme fonctionnel qui empêche de lire l’actualité ou d’utiliser vraiment Internet.
Et mes valeurs profondes et ancrées, qui me font me révolter devant les injustices et les discriminations.
Et je peux pas juste ignorer de tels propos. Juste rire et passer à d’autres choses devant des jokes racistes ou sexistes? Accepter que quelqu’un mégenre (désigne quelqu’un par un genre qui n’est pas le sien) une autre personne devant moi? Entendre quelqu’un blâmer les victimes d’agressions sexuelles, comme dans la situation ici? Je peux pas. Tsé, je suis féministe dès que je me lève jusqu’à ce que j’aille me coucher! Je peux pas mettre de côté cette façon de voir le monde comme on enlève des lunettes. Et je peux juste pas me taire devant de tels propos.
Pourtant, la situation est délicate, parce que je suis au travail. Dans n’importe quel autre contexte, j’ai pas peur d’une discussion, même confrontante. Des fois, j’ai juste pas l’énergie; quand je l’ai, je vais souvent au front contre une personne avec des opinions problématiques, en tentant de les déconstruire et en les challengeant. Lorsque la personne semble réceptive, évidemment (qui a envie de s’ostiner avec un mascu convaincu?).
Mais là, c’est pas la place. C’est pas que je suis gênée de m’afficher comme féministe, au travail ou ailleurs : tout le monde qui me connaît le sait… C’est vraiment obvious. C’est juste que c’est vraiment pas le moment, et mon rôle comme personne qui donne une forme d’aide me met dans une position d’autorité dont je ne veux pas abuser en embarquant dans un débat. Et puis y’a les autres personnes autour, des bénévoles et d’autres personnes venant chercher de l’aide. Ça se fait juste pas.
Mon nouveau truc, c’est juste de mettre fin à la conversation en étant vraiment claire. Je ne veux pas avoir cette conversation avec vous. Je trouve pas ça correct ce que vous dites, et nous allons changer de sujet maintenant. Puis je redirige, si possible, ou alors je pars, tout simplement.
Ça m’a pris longtemps avant d’avoir le bon ton ferme, sans avoir l’air émotive… Parce que beaucoup prennent les émotions comme un signe de faiblesse, malheureusement. Et j’ai dû beaucoup me répéter que ce n’est pas non plus un signe de faiblesse que de mettre fin à une conversation problématique, ce n’est pas de « fuir un débat ». Au contraire, ça prend beaucoup de force pour sortir d’une situation dérangeante.
Je pense que je suis plus solide que j’étais, après quelques mois à ce travail. Surtout, j’ai beaucoup de chance, parce que j’ai beaucoup de libertés à mon travail pour agir selon mes valeurs. Je sais que beaucoup ne peuvent pas se permettre ça, et doivent se coller un sourire dans face et écouter les propos problématiques jusqu’à ce que le monsieur ait vidé son sac. Certainement que beaucoup de femmes travaillant avec du public comprendront très bien ce que je veux dire.
Donc je fuis les conversations souvent, et je l’assume! Vous, comment adressez-vous une telle situation au travail, avec un collègue ou avec un client, de façon à rester professionnelle?
La Perdrix
Candidate à la maîtrise et militante féministe, La Perdrix est une jeune femme qui adore être en mode occupée tout le temps. Forte et fragile à la fois, elle peut déménager tes meubles et pleurer en lisant un livre. Rien ne lui fait plus plaisir que de défier des stéréotypes, ou voir quelqu’un renverser des idées préconçues.
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