Illustration : Arielle (@ririelle16)
Je ne sais pas si tout le monde est comme ça, mais moi, j’ai des petites parties de moi qui sont importantes, qui ont fait en sorte que je suis devenue la personne que je suis aujourd’hui, mais que je garde cachées. L’une d’entre elles est le fait que de l’âge de 6 ans à environ 20 ans, j’ai fait de la danse. Peu de gens le savent, et peu de gens pourraient le deviner en me voyant, mais la danse que j’ai pratiquée pendant toutes ces années, qui m’a donné ma première job, ce n’était pas le ballet, le hip-hop ou le contemporain. C’était le baladi, aussi appelé danse du ventre ou danse orientale. Je préfère baladi; les autres appellations me semblent un peu douteuses.
J’ai commencé parce que j’accompagnais ma mère au gym, où elle avait pris des cours de baladi pour le plaisir, pour s’entraîner d’une autre façon. Au début, j’étais comme la mascotte de la classe: la petite cocotte de 6 ans qui imite les madames, cute! Mais j’ai continué, et j’aimais beaucoup ça, entre autres parce que la professeure était vraiment gentille. C’est devenu ma seconde mère, au fil des années. Dès le tout début, j’étais gênée de le dire à mes amies. Alors que j’avais fait une petite performance pour ma famille, mon oncle avait dit à ma mère qu’il trouvait les costumes inappropriés pour une fille de mon âge. Le costume en question était composé d’un haut de type soutien-gorge ou brassière de sport enjolivée et d’une jupe longue. À l’époque, ça m’avait surprise, je ne comprenais pas pourquoi il trouvait ça inapproprié. Aujourd’hui, je me pose encore la question. Est-ce que c’était par souci paternel, étant donné le monde dans lequel on vit et l’hypersexualisation constante des filles? Est-ce que c’était par conservatisme?
Ma prof de sixième année au primaire, avec qui je m’entendais vraiment bien, a eu l’honneur d’être la première (et seule) enseignante que j’ai invitée à un spectacle de danse. Elle est venue et m’a dit que j’étais bonne, surtout qu’elle ne s’était pas imaginé qu’une fille avec un corps comme le mien (à 12 ans, je n’avais aucune forme) pouvait bien faire des mouvements de hanches, de bassin, de ventre. Ça se voulait gentil, mais son commentaire m’avait encore une fois surprise. Pourquoi pensait-elle que la forme de mon corps aurait une incidence sur mon talent?
Ma première job, à 16 ans, a été d’enseigner des cours d’initiation au baladi à des femmes de tout âge. C’était drôle de les voir arriver, me voir, se questionner sur mon âge et mon niveau d’expérience, et finalement accepter que malgré mon jeune âge, ça faisait déjà 10 ans que je dansais. Il y en a eu quelques-unes qui, clairement, n’acceptaient pas qu’une fille tellement plus jeune qu’elles leur dise quoi faire, mais pour la plupart, ce n’était pas un problème.
On dirait que dans l’imaginaire collectif, le baladi est perçu comme une danse lascive, sensuelle, limite cochonne. Les bras, le ventre sont exposés par les costumes, est-ce pour ça? Est-ce à cause des mouvements, qui demandent une certaine dextérité au niveau des hanches et du bassin, ce qui n’est pas sans rappeler la dextérité dont on fait usage durant certains actes sexuels? Je ne peux pas m’empêcher de penser que la danse en soi n’a rien de particulièrement cochon. C’est nous qui, du haut de nos biais, l’avons associée à quelque chose de sensuel, et donc inapproprié.
Ça me fait à penser à deux films: d’une part, Charlie’s Angels (celui avec Lucy Liu, Drew Barrymore et Cameron Diaz, pas le plus récent, ni le plus vieux), dans lequel les anges se déguisent en danseuses de baladi pour charmer et distraire un homme. On pourrait définitivement qualifier cette scène de cringe, et elle me semble être une bonne illustration de ce que le commun des mortel.les pense du baladi. D’autre part, un film sans doute pas mal moins connu ici me vient en tête, Khalli Balak Min ZuZu, ou Méfie-toi de ZouZou. C’est un film égyptien paru dans les années 1970, qui montre une société progressiste ou à tout le moins d’apparence progressiste, où le baladi est mal vu. La danse est perçue comme un symbole du passé qui n’appartient pas et même s’oppose à la modernité. La profession de danseuse est associée à la prostitution, ou plus généralement parlant, à une absence de moralité. À la fin du film, ZouZou, qui a dû cacher sa profession à ses ami.e.s et camarades de classe, danse devant tous ceux et celles qui se moquent d’elle en soutien à sa mère, qui est aussi victime de moqueries. (La musique du film est ben ben bonne, en passant.)
À travers tout ça, ce qui semble émerger dans ma réflexion, et celle de bien d’autres personnes plus compétentes que moi, c’est que la perception de l’ « Orient » (c’est très flou, comme appellation, n’est-ce pas?) a depuis longtemps fait partie de l’imaginaire collectif en occident. Il n’y a pas si longtemps, on percevait l’ « Orient » comme étant un lieu de débauche, d’érotisme, d’excès, d’oisiveté. Vous avez déjà lu des vieux récits de voyage ou regardé des oeuvres dépeignant des scènes « exotiques » du XIXe siècle? Aujourd’hui, c’est différent, pourtant. En général, l’ « Orient » est perçu comme un lieu conservateur, où la sexualité sous toutes ses formes est réprimée. (Si ça vous intéresse, vous irez lire sur l’orientalisme, c’est super intéressant.)
En plus de l’aspect sexuel, qui me faisait douter de moi en tant que danseuse, plus tard, il y a eu le débat de l’appropriation culturelle. Je suis une femme blanche, ultra-privilégiée. Quelle est ma légitimité de danser une danse qui a longtemps été perçue comme étant inférieure pour les personnes qui la dansaient dans leur propre pays, leur propre culture? Qui est encore perçue comme tel ici? Je crois l’avoir toujours fait avec beaucoup de respect, mais aujourd’hui, alors que j’ai les yeux plus ouverts sur le débat de l’appropriation culturelle, l’enjeu me tenaille.
Ce n’est pas pour ça que j’ai arrêté de danser, il y avait mille raisons d’ordre pratique et personnel. Mais je crois que ces deux raisons, soit la sexualisation de la danse et l’appropriation culturelle, ont fait en sorte que je me suis cachée, toutes ces années. Qui suis-je pour danser le baladi? Je suis blanche, pas particulièrement à l’aise avec le fait de montrer mon corps sur une scène et de me faire sexualiser par les gens devant moi. Je ne comprenais pas les paroles des chansons sur lesquelles je dansais. Était-ce légitime de me cacher? Aurais-je dû ne jamais faire de baladi? J’espère que non. J’aimais tellement ça. Recommencerai-je un jour à danser? Qui sait.
Perséphone
Candidate à la maîtrise et musicienne à ses heures, Perséphone est une nerd assumée et une grande fan de drames romantiques d’époque. Introvertie qui aime les gens (même si ça a l’air contradictoire!), elle croit fermement au droit des femmes de faire ce qui peut bien leur plaire!